L’article précédent explore les liens institutionnels et diplomatiques entre les Pays-Bas espagnols et le Saint-Empire romain germanique aux XVIe et XVIIe siècles. À travers une structure politique complexe et morcelée, le Saint-Empire incarne le principe de souveraineté partagée, tandis que les territoires bourguignons, sous domination espagnole, cherchent à préserver leur rôle au sein de l’Empire via le Cercle de Bourgogne. La montée en puissance de Louis XIV et sa politique d’expansion fragilisent cet équilibre, forçant les diplomates espagnols à renforcer les alliances impériales, bien que ces tentatives soient souvent entravées par les divisions internes du Reich. Les guerres successives, jusqu’à la Ligue d’Augsbourg et le traité de Ryswick, illustrent les tensions entre ambitions nationales et équilibre européen, dans lesquelles les diplomates comme les Neuveforge jouent un rôle essentiel.
Les Neuveforge : famille de juristes diplomatiques du Luxembourg
La famille Neuveforge (également orthographiée Neuve forge, Neuforge ou Neufforge) est une ancienne famille de chevalerie. Originaire de la principauté de Stavelot, elle possède également des seigneuries dans les régions de Stavelot, Liège et Luxembourg. Depuis le XIIIe siècle, elle figure parmi les familles les plus influentes du Luxembourg. Elle a donné naissance à de nombreux prélats, généraux, gouverneurs, mais surtout à d’éminents juristes et diplomates, comme Louis de Neuveforge (1613-1675). Il étudie à Louvain en 1645 avant de devenir avocat au Conseil de Luxembourg en 1649. Il est ensuite recommandé et nommé conseiller lettré au Conseil de Luxembourg en 1660, puis trésorier et garde des chartes entre 1670 et 1672. À partir de cette époque, son rôle dans les négociations entre la France et le Saint-Empire le place en bonne position pour devenir diplomate. Grâce à sa maîtrise de l’allemand, il est envoyé comme ambassadeur à la Diète de l’Empire (Reichstag) par le Cercle de Bourgogne, où il s’y distingue jusqu’à sa mort le 24 novembre 1697.[1] Son fils, Jean Henri de Neuveforge, le remplace après sa mort de celui-ci et se fait également remarquer pour ses talents diplomatiques. Il est nommé membre du Conseil provincial de Luxembourg le 2 août 1698. Ces personnalités incarnent le phénomène de la « noblesse de robe » et sont de véritables juristes en rôle d’ambassadeur de l’Espagne comme Cercle de Bourgogne au Reichstag avec le droit de voter.
Luxembourg et sa forteresse : pomme de discorde dans les négociations entre les Habsbourg et la France
Dans ce contexte de Guerre de neuf ans, le Saint-Empire romain germanique veut récupérer les territoires pris par la France[2]. Les autres puissances voulaient aussi réduire l’hégémonie de la France. Le Luxembourg est l’enjeu le plus important dans les négociations que mènent les Neuveforge pour les Habsbourg d’Espagne à la Diète de Ratisbonne. A l’issue de la guerre des Réunions, après que les armées françaises entrent en Flandres, une Espagne aux abois autorisent les contrattaques contre la France, en représailles, Louis XIV s’attaque aux places fortes précieuses des Pays-Bas espagnols. [Insérer la peinture de la prise de Luxembourg] Il bombarde et fait le siège de Luxembourg, avant de s’en emparer le 3 juin 1684, cela va prendre du temps à l’Espagne pour la récupérer, il faut attendre 1698.[3] Il est essentiel de souligner l’importance stratégique de Luxembourg, situé à la frontière entre les Pays-Bas espagnols et l’Empire germanique, ainsi qu’entre la Meuse et le Rhin.[4] L’importance stratégique de Luxembourg et de sa forteresse devient évidente lorsque Louis XIV, après s’en être emparé, ordonne à Vauban de la fortifier renforcer la défense de ses nouveaux territoires et comme moyen de pression contre les Habsbourg.[5] Dans le contexte de Guerre de neuf ans (1688-1697), le Saint-Empire veut récupérer les territoires pris par la France. Des autres puissances voulaient aussi réduire l’hégémonie de la France. Le Luxembourg est l’enjeu le plus important dans les négociations, aussi à la Diète de Ratisbonne. La reconquête de la forteresse de Luxembourg constitue un enjeu vital non seulement pour l’Espagne, les Etats rhénans, mais aussi pour la Cour de Vienne.[6] Un extrait particulièrement révélateur d’une lettre, daté du 15 mars 1695 (en pleine guerre de la Ligue d’Augsbourg), met en lumière l’angoisse provoquée par cette perte à la Cour de Vienne, ainsi que la fermeté de la France, qui refuse de céder Luxembourg et sa forteresse sans une contrepartie jugée équivalente par les français.
« Cependant, la députation estime que Sa Majesté Impériale doit faire preuve de constance et de détermination. […] le Luxembourg, qui est l’une des forteresses et provinces les plus grandes et les plus importantes des Pays-Bas, dont la perte expose quatre électeurs impériaux à un danger constant, ne peut pas être facilement échangé contre un équivalent.[7] »
Cette perte est perçue comme un coup dur pour les Habsbourg d’Espagne, qui envoient des diplomates de la famille Neuveforge, eux-mêmes affectés par cette perte en raison de leurs origines luxembourgeoises et le zèle de Louis de Neuveforge pour s’assurer une protection personnelle à la Diète conduit à la confiscation de ses biens par la France, même si elle est moins importante qu’on le pense puisqu’il s’est installé à Ratisbonne. Ainsi, Louis de Neuveforge redouble de combativité pour réussir dans ces négociations compliquées et affirme le 6 juillet 1683 : « Je n’ay que ma plume et ma voix, et je l’emploierai le mieux que je pourrai et comme je suis obligé pour le service du roy».[8] Cette double privation pousse les Neuveforge à multiplier les tentatives d’alliances entre les Pays-Bas espagnols, l’Empire espagnol et le Saint-Empire romain germanique.
Maitrise juridique et langagière : essentiel pour négocier à la Diète
Le diplomate se doit de rédiger de la correspondance et d’interagir avec des membres de puissances étrangères,[9] comme indiqué dans leur biographie, les membres de la famille Neuveforge ont reçu une éducation prestigieuse, cette éducation inclue le droit mais aussi l’apprentissage des langues. Cette qualité de traducteur et la capacité à parler plusieurs langues est essentielle quand on doit négocier des sujets sensibles à l’étranger. Par exemple, Wicquefort (1606-1682), un diplomate pour le roi de France, lors d’un voyage en Hollande en 1659 est décrit comme « Compliment Schrijiver et nieuwe Fransche Translateur[10] ».[11] On peut aussi se rendre compte de cela en relevant les langues utilisés dans les sources étudiées. Par cette méthode, parmi les 23 textes qu’on trouve dans l’édition de J-K. Mayr, 20 sont en allemand, 2 sont en français et 1 en latin. Il est normal que la majorité des textes soient en allemand, une langue que les Neuveforge maitrisaient à cause de leur provenance luxembourgeoise.
En plus de la connaissance de plusieurs langues, en lien avec ce travail diplomatique à la Diète, on peut aussi relever l’importance de la maitrise juridique qui est demandée du diplomate et de l’importance de la maitrise de la titulature des seigneurs avec qui il interagit. On peut être témoin de cela dans plusieurs sources comme par exemple un rapport de la commission principale adressé à l’empereur datant du 23 février 1687 et qui montre ce soucis de la titulature.
« […] nous avons remarqué qu’il y a une différence entre ces deux autorisations […] notamment en ce qui concerne les titres. À savoir, dans l’autorisation précédente, les mots « Duc de Brabant, Duc de Luxembourg » ont été omis, alors que dans la nouvelle, ils ont été inclus. Reste à savoir si, lors de la présentation et de l’échange futurs de cette nouvelle autorisation de plénipotentiaire, certains scrupules injustifiés pourraient être soulevés par la partie adverse.[12] »
La « partie adverse », c’est-à-dire la France, pourrait alors abuser de tels fautes et omissions pour gagner des arguments dans la négociation juridique. Cette circonstance est particulièrement importante à cause de la nature largement féodale de fondements des états à cette époque. Un rapport des conseillers de la conférence à l’empereur, daté du 17 janvier 1698 montre à nouveau ce problème de maitrise des termes juridiques pour adresser les tactiques et dangers de la diplomatique international.
« Après que le roi de France aient notifié le mariage de leur fils respectifs, ils l’ont appelé « duc de Bourgogne » dans leurs lettres. Il fut débattu si Sa Majesté Impériale devait également s’adresser à lui avec ce titre. Il a été noté que le roi de France possède de manière officielle la majorité des terres bourguignonnes. Sa Majesté Impériale ne pouvait refuser ce titre sans risquer que le roi de France, fort de sa pré puissance et de sa situation diplomatique, l’y oblige lui, ainsi que le roi d’Espagne, à l’accorder à son prince tout en y renonçant pour lui-même […] il pourrait être nécessaire de procéder avec prudence.[13] »
Ces préoccupations traduisent une crainte liée au contexte historique, celle de voir Louis XIV, par ruse ou par conquête, renforcer son influence sur les Pays-Bas dans l’optique d’une élection impériale. S’il posséderait des parties avec une qualité impériale, il existerait la possibilité que le roi de France demande le droit de siéger à la Diète ou même de se faire élire Empereur – une crainte très actuelle pendant les années 1670 et 1680.[14] Ces titres, traditionnellement rattachés aux territoires sous domination espagnole, s’ils venaient à tomber entre ses mains, affaibliraient considérablement l’autorité de l’Espagne. Cette question va provoquer un débat, une « guerre des plumes » entre les avocats du cercle de Bourgogne et Robert de Gravel (représentant du roi de France à la Diète), ce dernier démontre que le Cercle de Bourgogne peut passer entre les mains françaises tout en gardant son caractère de Cercle d’Empire et Louis XIV voulait également se substituer au roi d’Espagne.[15] Dès lors, la question des titulatures illustre l’instabilité politico-géographique provoquée par les guerres : sous l’effet des ambitions expansionnistes de Louis XIV, les frontières et les souverainetés fluctuent, rendant difficile l’attribution précise de chaque territoire à un prince ou à un roi. Cette incertitude complique les relations diplomatiques, puisqu’il s’agit non pas d’un accident diplomatique mais d’une ambition motivée et pensée. Ainsi, au-delà d’un simple enjeu protocolaire, la titulature devient un véritable bras de fer politique entre l’Espagne et la France pour la suprématie aux Pays-Bas.
Conclusion
En conclusion, la famille Neuveforge, par son expertise juridique et diplomatique, a su jouer un rôle clé dans les relations entre les Pays-Bas espagnols et l’Empire, particulièrement autour du Luxembourg. Leur maîtrise des langues et du droit a été cruciale pour naviguer dans les tensions géopolitiques et les subtilités diplomatiques de l’époque. Les enjeux de titulature et de souveraineté, exacerbés par les ambitions de Louis XIV, ont non seulement affecté les relations entre la France, l’Espagne et le Saint-Empire, mais ont également démontré l’importance stratégique de chaque mot et titre dans les négociations internationales.
[1] NEYEN, A., Biographie luxembourgeoise, vol. 2, Luxembourg, 1861, p. 11 et 13 ; HUBEAUX, C., Représentation et intérêts du cercle de Bourgogne, p. 43.
[2] Capitulation électorale du roi Joseph Ier, 456, 24 janvier 1690, Ausbourg,dans MAYR, J-K., Urkunden und Aktenstücke, p. 492.
[3] BARTHELEMY, P., Louis XIV et Luxembourg , p. 7 ; RIDDER, B. SOEN. V. and all., Transregional Territories : Crossing Borders in the Early Modern Low Countries and Beyond, vol. 2, Turnhout, 2020, p. 233.
[4] BARTHELEMY, P., Louis XIV et Luxembourg , p. 7.
[5] BARTHELEMY, P., Louis XIV et Luxembourg , p. 22-23.
[6] MAYR, J-K., Urkunden und Aktenstücke, p. V ; BARTHELEMY, P., Louis XIV et Luxembourg , p. 7.
[7]Rapport de la Commission Impériale, 458, 15 mars 1695, Vienne, dans MAYR, J-K., Urkunden und Aktenstücke, p. 493.
[8] HUBEAUX, C., Représentation et intérêts du cercle de Bourgogne, p. 73.
[9] BELY, L., L’art de la paix en Europe : naissance de la diplomatie moderne (XVIe-XVIIe siècle), Paris, 2007, p. 327.
[10] Que l’on peut traduire par : « Ecriveur de compliments et nouveau traducteur français ».
[11] BELY, L., L’art de la paix en Europe, p. 317.
[12] Rapport de la Commission principale à l‘Empereur, 455, 23 février 1687, Ratisbonne, dans MAYR, J-K., Urkunden und Aktenstücke, p. 491-492.
[13]Rapport des conseillers de la Conférence de l‘Empereur, 473, 17 janvier 1698, s.d, dans MAYR, J-K., Urkunden und Aktenstücke, p. 501-503.
[14] PLATZHOFF, Wilhelm, Ludwig XIV : das Kaisertum und die europäische Krisis von 1683, dans Historische Zeitschrift, 1919, n° 121/3, p. 377-412.
[15] AUERBACH, B., Recueil des instructions, p. LXXVII.